Petit Trésor

Publié le par L'Héliographe

1870.jpgUne pièce de 5 Pesetas frappée en 1870… Une pièce lourde, de la taille d’une rouleau de scotch, usée par le temps, noircie par l’usage… En argent massif de l’époque où l’Espagne battait encore fièrement étendard Républicain… 137 ans… Entre combien de mains est-elle passée ? Contre quoi a-t-elle été échangée ? A combien de personnes a-t-elle permis de survivre? Combien de fois a-t-elle été perdu ? Comment a-t-elle été gagnée ?

Sa noblesse intimide, son passé tout autant. C’est pourquoi il mérite sans doute d’être inventé.

A peine battue, belle et brillante, étincelant de tous ses feux, elle fut entreposée dans un coffre fort, en compagnie de dizaines de milliers de semblables…

Elle fut finalement mise en circulation… Un fonctionnaire en hérita. Il s’acheta de quoi manger et boire dans le bistro d’une ruelle ensoleillée de Madrid. Elle tomba entre les mains d’un autre homme à qui le patron rendait la monnaie. Lourde, elle tomba de sa poche et l’homme pressé n’entendis pas le bruit mat qu’elle produisit en tombant dans la poussière accumulée dans un caniveau. Elle resta ainsi jusqu’à ce qu’un violent orage éclate, lavant la ville desséchée par plusieurs semaine d’une chaleur étouffante. Un gamin qui courait se mettre à l’abri la trouva et la ramena chez lui. Il fut gentil avec elle : il la sécha, la lustra et ne la quitta plus. Cependant il du se résoudre à l’abandonner pour aller à l’école. Sa mère la trouva en faisant le ménage. Elle s’en servit à contrecœur pour payer une partie de ses dettes à l’épicier du quartier qui l’échangea le lendemain chez un paysan contre les marchandises habituelles pour sa boutique. Elle demeura ainsi quelques semaine, le paysan lui préférant ses congénères pour ses petites dépenses.

Puis elle fit office de salaire à un ouvrier agricole et lui permis de payer le loyer de sa famille. C’est ainsi que la pièce atterri dans l’escarcelle d’un riche propriétaire terrien qui en fit don à la Paroisse durant la messe. L’ecclésiastique l’adopta et la porta en permanence sur lui dans une petite bourse de velours noir où elle était toujours accompagnée de petits frères et sœur de moindre valeur.

Le curé eut pitié d’un mendiant affamé et lui laissa sa bourse. Ainsi aurait-elle prolongé sa vie de quelques semaines s’il n’était pas mort le soir même, attaqué par des vagabonds tout aussi faméliques que lui. Ils dépensèrent tout le contenu de la précieuse bourse à l’exception de la lourde pièce d’argent qu’ils emmenèrent dans leur périple jusqu’à Barcelone. Là, ils la dépensèrent dans une épicerie. L’épicier déposa ses recettes dans une banque où la pièce resta enfermée de longues années, jusqu’au décès du commerçant. Les héritiers se manifestèrent et la pièce entra en possession d’une charmante jeune fille dont elle joua le rôle de dot avant d’être dépensée dans un bistro par le maris cherchant désespérément à noyer dans l’alcool le dégoût que lui avait inspiré ses premières années de mariage. Elle fit office de pourboire au patron qui s’en servi pour rendre la monnaie à un ouvrier exténué.

Rentré chez lui, il laissa la monnaie sur la table et à peine avait-il tourné les talons que sa femme s’en empara pour cacher la pièce dans un vase, méthode peu orthodoxe mais efficace d’épargner.

La pièce resta ainsi inutilisée des années durant : elle vit mourir le maris et pleurer la veuve qui n’avais jamais eu autant besoin d’économies. Pourtant la pièce ne bougea pas. Ce n’est qu’après le décès de la veuve qu’elle fut découverte par son héritier installé en France. Il avait fuit l’Espagne lors de la débandade républicaine pour se retrouver nez à nez avec la Seconde Guerre Mondial dont il réchappa malgré tout. Il prit les pièces, les ramena chez lui où sa famille en avait grandement besoin, tenta de les changer à la Banque qui refusa tout net : cette monnaie ne valait plus rien. Seules les petites pièces en acier sans charme ni élégance arborant le buste dodu de Franco avaient cours désormais.

Tout le monde fut très affecté, y compris la pièce. L’homme rassembla son trésor à présent sans valeur le fourra dans un sachet en plastique et le rangea soigneusement dans un petit coffre recouvert de cuir qu’il avait fait lui-même. Elles ne bougèrent plus durant 50 ans. L’homme décéda, et sa veuve même oublia leur existence.

Puis, un sombre dimanche de printemps pluvieux, son le petit fils découvrit le coffret et l’ouvrit. Il aperçu le grand-père qu’il n’avait jamais connu au travers des articles de journaux découpés, des télégrammes en lambeau, des photos cornées dont la date était griffonnée au dos, des colliers inachevés…

L’atmosphère s’était figée à l’intérieur de ce coffret qui ne semblait attendre que le retour de son créateur.

Le garçon vit le sachet jauni par les assauts du temps, l’ouvrit et fit glisser lentement les pièces dans sa main. Elles étaient toutes différentes : certaines très usées, d’autres comme neuves… Il en discerna une qui semblait l’appeler et la contempla longuement, comme hypnotisé devant cette pièce qui avait défié l’Histoire mais qui semblait en même temps terriblement fragile, privée de sa fonction initiale, de sa raison d’être… Les rôles avaient été inversés : elle était à présent une marchandise potentielle mais elle ne serait jamais plus une monnaie d’échange.

La Grand-Mère la donna au garçon, conquis par la majesté de ce précieux morceau de métal témoin d’une destinée à la fois commune et secrète perdue à jamais dans les limbes du passé.

Il se senti tout petit en admirant ce petit disque qui semblait avoir vécu plus de chose qu’il n’en vivrait jamais. Il se demanda, perdu dans ses pensées :  A combien de personnes a-t-elle permis de survivre? Combien de fois a-t-elle été perdu ? Comment a-t-elle été gagnée ?

Et il se mit à rêver son épopée.

Publié dans Forum d'Eironeia

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F
et il se mit à rêver son épopée, ..., et la retranscrit sur le magnifique blog d'EironeiaSuperbe article que j'ai lu moi aussi en entier comme hypnotisé par ce texte incroyablement magique. L'auteur nous fait traverser avec lui les temps et les lieux, nous fait traverser l'histoire miraculeuse d'une pièce de monnaie oubliée, nous fait traverser son imaginaire infini. (le journal de Flan Flan) Encore une fois bravo, même si tu ne mérites pas que je te laisse encore des commentaires et tu comprendras bien pourquoi ...
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N
Comme Kéké: encore un texte de Jon si joliement écrit: encore un trésor. :-) Ca fait plaisir.
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K
j'ai lu tout le post en entier !et ben c'est très bien écrit et tout...enfin moi j'aime quoiet ch'sais pas quoi dire d'autre :)
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